« C’est payé, balayé, oublié, je me fous du passé ». Vous l’avez lu avec la voix enveloppante d’Édith Piaf en tête, et c’est tout le but! En un spectacle, la Compagnie Mascarade revisite ces quelques mots d’une des chansons iconiques du répertoire de la Môme. Sens propre et sens figuré n’ont plus d’importance, les destins se croisent et se confondent. Celui de Thérèse, jeune chanteuse qui attend la chance de sa vie et celui de la grande Édith Piaf, qui mène la carrière rêvée de Thérèse.
Les deux ont tout et rien à voir. Thérèse, frêle jeune fille qui chante dans la rue, « gagne une misère et (se) fait péter la gueule », rêve d’un cabaret pour l’embaucher. Bras ballants, agrippés à sa longue jupe plissée, « jambes en allumette et tête de moineau », comme le lui rappelle tendrement son frère. Elle n’attire pas l’œil. Mais elle attire l’oreille de tous ceux qui croisent sa route. Ingénue, elle n’est pourtant pas avare de répliques cinglantes. Le personnage ne sombre jamais dans la caricature du petit oiseau des rues. Léa Tavarès nous cueille avec un jeu qui fait mouche, appuyé par un regard -sourcils maquillés et arqués, évidemment- tantôt craintif, tantôt pétillant.
Dans le Paris de 1937, chaque cabaret a son Édith, plus ou moins crédible. Le patron véreux qui permet à Thérèse de faire ses preuves dans son cabaret est campé par Lionel Losada, formidable dans la peau du tempétueux Marco. Thérèse devient sa Édith à lui et, par-dessus tout, celle d’un public conquis par son talent.
C’est là que l’intrigue s’installe : de jeu de dupes en parallélismes, rien n’est manichéen. Thérèse grandit. Elle prend la voix et les traits de Piaf, jusqu’à troquer sa jupe grise pour une robe noire « entre le genou et la cheville », comme la Môme. La quête musicale devient presque une quête identitaire : « les gens, ils croient c’qu’ils croient. T’es encore mieux que la vraie » dixit Lulu. Attachant, le personnage campé à merveille par Franck Jazédé (que l’on retrouve plus tard dans un autre rôle aussi saisissant d’humanité) tient quelques-unes des répliques les plus ciselées du spectacle. On retient cet échange, lorsque Lulu présente le talent brut de Thérèse à Marco:
« Tu veux devenir Maquerelle ? -Pas pour le trottoir, pour la scène! »
Alors que la vraie Môme renonce au feu des projecteurs, son impresario, campé par Gérald Cesbron, choisit Thérèse pour la remplacer sur scène.
Ce monsieur Louis est l’anti-Jean, l’amoureux de Thérèse, joué par Nicolas Soulié. Ces deux figures masculines gravitent autour d’elle. Le premier gère son succès d’un gant de fer, le deuxième tente d’avoir une place dans son intimité avec un gant de velours. Comme tous les rôles qui entourent les protagonistes, ils sont touchants, bien écrits et deviennent des fils rouges pour le spectateur. Une jolie prouesse sachant qu’en une seule représentation, leurs interprètes campent au moins deux rôles différents. Béatrice Bonnaudeau, quant à elle, incarne Thérèse devenue adulte. Elle offre une palette d’émotions complémentaires à celles de Léa Tavarès avec un jeu vibrant, plus grave, parfois tragique, qui conserve les notes de candeur provocatrice propres au personnage.
Plusieurs ingéniosités de la mise en scène imaginée par Loïc Fieffé fonctionnent très bien. L’un des « trucs » récurrents du spectacle est d’utiliser le public du studio Hébertot pour celui, imaginaire et nécessaire, de l’audition au cabaret, d’une interview, ou, plus fort encore, de l’Olympia. Avec l’Olympia d’ailleurs, la boucle est bouclée. Piaf -et son double- se donnent corps et âme pour cette salle. Le public est partie prenante de leurs prestations en devenant spectateur de leurs interprétations. L’effet est réussi. Lumière blanche rivée sur les boucles noires de la chanteuse, micro argenté. Le public applaudit jusqu’à couvrir le bruit des applaudissements enregistrés pour les besoins de la mise en scène.
Pendant les changements de décors, c’est Paris elle-même qui devient le décor. Des vidéos d’archives de la vie parisienne (les terrasses, les rues, les revues, l’Occupation, même) sont diffusées pendant que les comédiens, sur scène, changent et ajustent les éléments de décor. De précieux intermèdes qui permettent de se situer dans le temps et donc, dans la vie de Piaf et de ses sosies.
Piaf, justement. La vraie. Elle est partout dans ce spectacle. On la retrouve dans les silhouettes frêles mais piquantes des deux artistes qui incarnent Thérèse, dans le répertoire qu’elles chantent -les classiques sont là, et quelques pépites-, dans l’esthétique sobre et efficace qui berce le spectacle, aussi. Les accompagnements instrumentaux se font rares. C’est le piano-voix mené par le directeur artistique Lionel Losada, et l’a capella, qui dominent. Ce choix achève de rendre l’ensemble cohérent et fait du Studio un bel écrin pour cette histoire intimiste.
« Édith, le « rrrr » ! Essaie de rester concentrée ! »
Thérèse découvre que le « r » roulé de Piaf n’a rien d’inné pour qui prétendrait l’imiter. Il en va de même pour sa gouaille et son amour de la scène, mis à l’honneur dans ce spectacle musical qui ne relève en aucun cas du documentaire historique. Victor Guéroult propose une relecture croisée à une pure fiction, qui ravira ceux qui souhaitent passer un bon moment de théâtre comme les nostalgiques de l’ère de La Môme.
by Valentine Ulgu-Servant