Vendredi 16 octobre, la troupe de L’enfant qui criait au loup menait sa 3ème représentation au Théâtre de la Jonquière (Paris XVIIe). C’était le dernier spectacle programmé à 20h, quatre heures avant la mise en place du couvre-feu dans la capitale. Les Insolents, troupe née de la première promotion de la Classe Libre comédie musicale du Cours Florent, sont en résidence au Théâtre de la Jonquière pour la deuxième fois. L’enfant qui criait au loup est leur premier spectacle, et c’est leur bébé de A à Z : ils l’ont écrit, composé et dirigé. Les artistes l’ont déjà joué plusieurs fois. Le casting a changé, quelques éléments de mise en scène aussi. Ce vendredi 16 octobre, on assiste donc à un produit fini, mais pas figé. C’est le propre du spectacle vivant non ? Prudemment comme toujours, distancé et masqué, le public s’est installé dans le tout petit théâtre de la Jonquière, face à une troupe déjà en place, plongée dans le sommeil…
Prenez donc un peu de Choristes (Christophe Barratier, 2004), beaucoup de Cercle des Poètes Disparus (Peter Weir, 1989), ajoutez une grosse louche de Noce Blanche (Jean-Claude Brisseau, 1989) et des Choses Humaines (prix Goncourt des lycéens 2019, Karine Tuil) et saupoudrez le tout d’une libre adaptation du conte d’Ésope Le Garçon qui criait au loup… faites chauffer au format comédie musicale : vous voilà plongé dans un singulier bouillon d’émotions fortes intitulé L’enfant qui criait au loup.
Au lycée Charles Perrault, chemises blanches et collants noirs sont de mise. Les élèves se réveillent avec la soif d’apprendre. Ils sont comme transcendés par le discours élitiste de leur établissement. Quel meilleur cadre pour travailler ?
Le spectacle s’ouvre en grande pompe avec tableau de réveil survolté. Les élèves récitent la rigueur du règlement et le taux de réussite au bac dans un parfait mimétisme de leur équipe pédagogique. Ce ton psychorigide teinté de fierté, adopté par une classe de canailles, prête à sourire. Les valeurs de l’éducation nationale sont célébrées le temps d’une chanson. Petit à petit, la célébration tourne à l’adoration envers l’un de ses membres : Franz Michalsky, professeur de philosophie.
« Et en plus de ça, il est trop beau… Il nous enivre avec les mots »
« Est-ce qu’on va parler d’amour ? -Tout à fait Lolita ! »
Le choix du prénom n’a rien d’anodin, pas plus que le leitmotiv du cours de Franz Michalsky : l’amour. L’amour. L’amour amoureux, l’amour du collectif, l’amour amitié, l’amour fraternel, l’amour parental, l’amour épistolaire, l’amour physique, l’amour platonique, l’amour version syndrome de Stockholm… La déclinaison semble infinie dans le spectacle, comme dans la vraie vie.
Un groupe d’adolescents à l’épreuve du désir
A l’instar du tableau d’ouverture, les scènes collégiales de danse ne manquent pas. Elles rythment toute la première partie du spectacle. Il y a les chamailleries en classe, les petits défis des uns aux autres qui se transforment en grandes aventures au sein de l’internat…et puis il y a les associations de personnages qui font mouche. Impossible de ne pas citer la Team Twins, toujours prête à rétablir la paix et l’harmonie avec une blague ou une chanson (plus ou moins) bien placée. Chaque personnage a son moment bien à lui, de sorte qu’on s’attache à son évolution et qu’on se prenne au jeu des retournements de situation.
L’humour est une des clés vers le glissement dramatique du spectacle. Les garçons s’associent et deviennent un trio de boysband plus vrai que nature qui nous fait un éloge chanté des fesses… L’audace taquine des paroles fait mouche : les rires fusent dans la salle. L’œil s’arrête sur les chorégraphies : filles comme garçons enchaînent des mouvement tantôt punchy, tantôt lascifs, au gré de leurs tourments adolescents.
La musicalité de l’ensemble est le travail d’une troupe qui maîtrise son spectacle. L’esprit de groupe est palpable, d’autant qu’il est mis en abyme. D’ailleurs, aucun artiste ne quitte la scène. A l’exception d’Anissa Brahmi (Maître H.) qui intervient aux moments clés du dénouement de l’intrigue. Les neuf élèves du lycée Charles Perrault restent ensemble. Quand certains jouent au centre de la scène, les autres font l’accompagnement vocal, et d’autres sont aux instruments.
Les éléments de décor sont minimalistes et tant mieux : les corps occupent l’espace. La portée des voix est telle que même sans micro, les notes tenues sont parfaitement claires à l’oreille.
La violence des débats sociétaux
La force de L’enfant qui criait au loup est incontestablement son lien avec l’actualité. Le sous-titre du spectacle pourrait être « #MeToo et ses limites ». Sans perdre le fil de son intrigue, la troupe aborde plusieurs thématiques qui font débat aujourd’hui. On assiste par exemple à une battle de rap sous prétexte de débat philosophique sur l’IVG. Alors on se souvient, un peu gêné, de ce moment où nous aussi, on a tiré un petit papier qui disait qu’on est « pour » ou qu’on est « contre » telle chose, et ça allait contre notre opinion personnelle. Et il fallait argumenter de toute son âme ! Cette battle de rap ultra-crédible nous révolte, nous émeut. Maeva Mathon et Cannelle Petit y excellent.
Autre scène émouvante, la confrontation crue des versions liées à l’accusation de viol. Avec tout ce qu’elle soulève de questions sur les interrogatoires policiers dans ces affaires. L’importance des réseaux sociaux est aussi soulignée, sans fard. D’abord insouciant et naïf, l’usage que font les adolescents de leurs réseaux devient une arme judiciaire. Le concept de tribunal populaire, si polémique aujourd’hui, prend corps lors d’une scène saisissante où, d’une simple lumière de téléphone portable, les élèves accusent un des personnages, à l’unisson.
A partir du moment où l’intrigue bascule vers l’évolution judiciaire de l’affaire, l’histoire est ancrée dans le présent. Jusque-là, on regrette un flou temporel, seulement éclairé de quelques références technologiques. En un verdict, tout est précipité, les événements s’enchaînent. Peut-être trop vite. On peut aussi être séduit par la vitesse du dénouement. Les émotions ne sont pas ménagées. On en ressort chamboulé.
L’enfant qui criait au loup réussit son pari d’un spectacle dérangeant et exaltant à la fois.
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L’enfant qui criait au loup
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by Valentine Ulgu-Servant